Nigéria : Le procès de 30 mois d’Agba Jalingo et la multiplication des SLAPP au visage de la liberté de la presse

Le 21 mars 2022, un tribunal fédéral de Calabar a acquitté et relaxé Agba Jalingo, après un procès marathon contre le journaliste qui a duré 30 mois, un cas classique de poursuite stratégique contre la mobilisation publique (Strategic Litigation against Popular Participation, SLAPP en anglais).

Le juge Ijeoma Ojukwu, qui présidait le tribunal, a rejeté toutes les accusations de trahison, de terrorisme et de cybercriminalité portées contre le journaliste par le gouvernement de l’État de Cross River. Ce fut l’une des plus longues odyssées judiciaires de l’histoire de la presse nigériane.

Le 22 août 2019, Agba Jalingo, l’éditeur du journal en ligne Cross River Watch, a été arrêté par la police à sa résidence de Lagos et placé en détention. Il avait été convoqué par la police à Lagos le 26 août. Dans sa convocation, la police l’avait accusé de « conspiration visant à provoquer des troubles » et de « conduite susceptible de provoquer une rupture de la paix. »

Le journaliste avait publié un article demandant des comptes sur les fonds publics affectés à un projet bancaire que le gouverneur de l’État de Rivers, Benedict Ayade, n’a pas réalisé.

« Que ce soit pour l’article sur l’obligation de rendre des comptes concernant le projet bancaire ou pour avoir soutenu les manifestations de #RevolutionNow, l’arrestation et la détention de Jalingo constituent une violation arbitraire et flagrante de ses droits en tant que journaliste », a condamné la Fondation des Médias pour l’Afrique de l’Ouest (MFWA).

Accusé de trahison, de terrorisme et de tentative de renversement du gouvernement de l’État de Cross River par le tribunal fédéral de Calabar, Jalingo a été placé en détention provisoire et s’est vu refuser la libération sous caution à deux reprises. Lors de sa deuxième comparution le 4 octobre 2019, Jalingo a été poussé dans la salle d’audience menotté comme un vulgaire criminel.

Au cours d’une autre session, le 23 octobre 2019, dans un épisode qui offense les principes les plus élémentaires d’un procès équitable, le juge Simon Amobeda, qui présidait l’audience, a décidé d’autoriser les témoins à témoigner contre l’accusé sans divulguer leur identité.

Le juge Amobeda a été contraint de se récuser après la fuite d’un enregistrement de ses remarques privées sur l’affaire. Les remarques ont été jugées préjudiciables à Jalingo, ce qui a entraîné une vague de manifestations contre le juge. Le journaliste a finalement été libéré sous caution le 17 février 2020, après avoir passé 179 jours en détention. Après sa libération, Jalingo a affirmé qu’à un moment donné, ses mains ont été enchaînées à un congélateur pendant plus de deux semaines.

Se félicitant de la libération de Jalingo, la MFWA a déclaré : « Toute cette procédure représente un cas flagrant d’abus de pouvoir pour intimider et réduire au silence un journaliste critique. »

Le procès a ensuite subi plusieurs ajournements et les charges ont été modifiées à plusieurs reprises.

« Leur intention était de me faire peur, de me pousser à bout. La leçon que j’ai tirée est qu’il vaut mieux tenir bon », a déclaré Jalingo aux journalistes après que le juge Ijeoma Ojukwu a rejeté l’affaire.

« Il est tout simplement douloureux que notre système soit biaisé de cette manière et que j’aie perdu trois ans de ma vie à venir de Lagos à Calabar à cause d’un procès fictif », a-t-il ajouté.

L’abandon de toutes les charges retenues contre Jalingo est la deuxième victoire importante que le journaliste a remportée au cours de son calvaire. Le 9 juillet 2021, la Cour de justice de la CEDEAO a ordonné au gouvernement nigérian de verser au journaliste persécuté la somme de 30 millions de nairas (73 000 USD) à titre de compensation. La cour a jugé que l’État lui a fait subir un traitement déshumanisant pendant sa détention.

« Nous avons examiné les preuves qui nous ont été présentées. Il n’y a pas eu de réponse quant au fait que Jalingo a été arrêté et détenu illégalement, brutalisé et déshumanisé. Cela va à l’encontre des traités internationaux relatifs aux droits de l’homme, notamment de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, à laquelle le Nigeria est signataire. Le gouvernement nigérian a bafoué les dispositions de ces traités relatives aux normes internationales en matière de procès équitable », a déclaré la Cour de la CEDEAO, à Abuja, la capitale du Nigeria, dans son jugement.

Le cas de Jalingo est typique du triste phénomène d’arrestation et de poursuite de journalistes pour des motifs futiles au Nigeria. Dans une tendance qui met en exergue la mesquinerie de ces actions en justice, la plupart des affaires traînent pendant des mois, voire des années, avant d’être classées, abandonnées ou tranchées, souvent par un acquittement.

Oliver Fijero, fondateur de Secret Reporters, est au cœur d’une bataille juridique depuis cinq ans.

Un journaliste dont le cas met en exergue cette tendance est Oliver Fejiro, fondateur du journal en ligne Secret Reporters, qui est empêtré dans une bataille juridique depuis cinq ans. Arrêté le 16 mars 2017 à Uyo, dans l’État d’Akwa Ibom, à la suite d’une série d’articles faisant état de corruption dans une banque locale, Fejiro a été traduit devant un tribunal fédéral de Lagos le 28 avril pour cyberharcèlement, puis libéré sous caution le 11 mai 2017. Cinq ans plus tard, l’affaire n’a toujours pas été jugée. Le journaliste a déclaré à la MFWA lors d’un récent échange que la prochaine audience est prévue pour septembre 2022.

Luka Binniyat a été détenu pendant 84 jours

Un autre journaliste, Luka Binniyat, a été détenu pendant 84 jours avant d’être libéré sous caution par un tribunal fédéral de Kaduna le 27 janvier 2022. Binniyat, journaliste pour le journal en ligne Epoch Times basé aux États-Unis, a été arrêté le 4 novembre 2021 après avoir écrit un article dénonçant l’attitude indifférente du gouvernement de l’État de Kaduna face aux attaques de bandits contre des communautés du sud de Kaduna.

Binniyat a déclaré à la MFWA qu’immédiatement après sa libération, les autorités ont relancé une autre affaire qui était en suspens depuis deux ans.

« Environ un mois après avoir été libéré sous caution, j’ai reçu une convocation au tribunal dans le cadre d’une autre affaire qui n’a pas été traitée depuis deux ans. Les autorités sont déterminées à me persécuter et à me réduire au silence », a déclaré Binniyat à la MFWA.

Cette affaire remonte à 2017, lorsqu’il a été accusé de publication de fausses informations. En sa qualité de correspondant du journal Vanguard dans l’État de Kaduna, M. Luka Binniyat avait rédigé un article sur le meurtre présumé de cinq étudiants d’un collège d’enseignement dans l’État. Cependant, après avoir découvert que ses sources l’avaient induit en erreur, il s’est rétracté.

Jones Abiri, rédacteur en chef du journal Weekly Sources, a passé environ deux ans en détention

Le cas emblématique de Jones Abiri, rédacteur en chef du journal Weekly Sources, illustre bien la volonté flagrante des autorités nigérianes de soumettre les journalistes par la méthode SLAPP. Le journaliste a été arrêté en 2016, accusé de mener des activités terroristes, et devait passer la majeure partie des deux années suivantes en détention, au milieu d’une intense campagne contre sa persécution. La Fondation des Médias pour l’Afrique de l’Ouest (MFWA) s’est ainsi jointe à vingt autres organisations de défense de la liberté de la presse et des droits de l’homme à travers le monde pour demander au président Muhammadu Buhari d’assurer la libération totale d’Abiri et de sanctionner ses agresseurs.

Kufre Carter a été accusé de diffamation et de conspiration et a été placé en détention provisoire pendant un mois

Dans une autre affaire de poursuites inutiles, le 27 avril 2020, le SSS (anciennement DSS) a arrêté Kufre Carter, un journaliste de XL 106.9 FM, à Uyo, dans l’État d’Akwa Ibom. Cette arrestation fait suite à la fuite dans les médias, y compris les réseaux sociaux, des commentaires critiques du journaliste à l’encontre du commissaire à la santé de l’État par rapport à sa gestion de la pandémie de COVID-19. Carter a été traduit en justice devant un tribunal de première instance d’Uyo pour diffamation et conspiration, puis placé en détention provisoire et libéré un mois plus tard. L’accusation ne s’est pas présentée à plusieurs séances jusqu’à ce que l’affaire soit radiée du rôle le 22 novembre 2020.

Le harcèlement judiciaire dont ces journalistes ont été victimes n’est qu’un exemple parmi tant d’autres des actions en justice futiles lancées par des personnes puissantes afin de réduire au silence les journalistes critiques au Nigeria.  Ils témoignent d’une tendance croissante de procédures judiciaires malveillantes contre des journalistes dans ce pays. Il s’agit d’efforts désespérés, souvent destinés à sauver la face, qui ne visent pas vraiment à réfuter les publications critiques, mais à détourner l’attention des scandales qui en découlent et, surtout, à harceler les journalistes concernés. Il s’agit de poursuites engagées de mauvaise foi par les plaignants qui, normalement, ne s’attendent pas à gagner, mais cherchent à intimider et à déstabiliser les journalistes accusés.

Dans la plupart des cas, les poursuites-bâillons sont abandonnées en cours de route ou restent suspendues au-dessus de la tête des accusés comme l’épée de Damoclès. Elles traînent généralement pendant des mois, voire des années, dans le but souvent délibéré de détourner les accusés de leur travail, de les épuiser psychologiquement et financièrement, et de les intimider pour qu’ils s’autocensurent. Un autre objectif est de dissuader les autres journalistes d’oser produire des publications frappantes sur les plaignants ou le sujet en question. Les retards délibérés, souvent dus au manque de coopération des plaignants/plaignantes, remettent en question l’impartialité et l’indépendance du pouvoir judiciaire, voire son efficacité.

Bien qu’il ne s’agisse pas d’une liste exhaustive, les cas cités ici portent les marques classiques des poursuites-bâillons. Ils révèlent une culture endémique d’hostilité à l’égard du journalisme critique chez les puissants du Nigeria. Ce qui est encore plus déprimant, c’est que toutes les actions susmentionnées relèvent de procédures pénales et non civiles.

La situation est délicate. Elle repose sur des besoins et des droits contradictoires. D’un côté, il y a la nécessité de tenir les journalistes responsables de la désinformation et des publications diffamatoires. De l’autre, Il y a le droit du public à recevoir des informations factuelles. Ces deux aspects sont mis à mal lorsque les journalistes craignent de traiter certaines questions sensibles d’intérêt public ou ne font pas preuve de la diligence requise avant de publier leurs articles.

Il est donc impératif de trouver un juste équilibre pour protéger la réputation des individus contre les attaques gratuites, tout en sauvegardant la liberté de la presse et le droit du public à l’information. C’est à cet effet que la plupart des juridictions ont aboli la diffamation criminelle et tendent à décourager les actions juridiques contradictoires en faveur d’un règlement à l’amiable des litiges liés à la presse.

Les poursuites-bâillons constituent une menace redoutable pour la liberté de la presse et la participation démocratique. Il est nécessaire que les magistrats et les procureurs soient sensibilisés quant à la nature malveillante des poursuites-bâillons afin de pouvoir discerner leur caractère artificiel sous-jacent et leur impact sur la liberté de la presse. Lorsqu’il devient évident que leurs clients sont victimes de ces poursuites, les avocats doivent le signaler et plaider vigoureusement pour que les juges annulent ou rejettent ces affaires. Tout en condamnant les cas de plus en plus nombreux de longues détentions et de poursuites frivoles contre des journalistes, nous appelons également les journalistes à observer les normes professionnelles les plus élevées et à défendre l’intérêt public en tout temps.

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