L’événement mondial marquant la Journée internationale de la fin de l’impunité pour les crimes commis contre les journalistes se tiendra au siège de l’Organisation des États américains (OEA) à Washington D.C. les 2 et 3 novembre. Elle est placée sous le thème « la violence exercée contre les journalistes, l’intégrité des processus électoraux et le rôle du leadership public ».
En accord avec ce thème, la Fondation des Médias pour l’Afrique de l’Ouest (MFWA) exhorte les dirigeants ouest-africains, les médias et les acteurs politiques, la société civile et les gouvernements à prendre la mesure de la détérioration des normes électorales, du retour des régimes militaires et de son impact sur le travail des journalistes, ainsi que de la désillusion croissante des citoyens à l’égard de la démocratie, afin de tracer une nouvelle voie pour redorer le blason de la sous-région en tant que vitrine de la démocratie en Afrique.
L’Afrique de l’Ouest a longtemps été considérée comme l’une des enclaves les plus démocratiques d’Afrique. Les élections dans la sous-région étaient généralement jugées libres et justes ; les alternances politiques par voie électorale étaient assez fréquentes et les limites constitutionnelles des mandats largement respectées. Toutefois, les quatre dernières années ont été marquées par une régression considérable, caractérisée par des prises de pouvoir des militaires mimétiques dans quatre pays : la Guinée, le Mali, le Burkina Faso et le Niger, ainsi que par une tentative avortée en Guinée-Bissau. La situation de la liberté de la presse et de la sécurité des journalistes en Afrique de l’Ouest s’est donc fortement détériorée.
Conditions de travail des journalistes dans les pays du Sahel en Afrique de l’Ouest
Les tendances autocratiques de la gouvernance militaire ont aggravé les conditions de sécurité déjà précaires dans lesquelles travaillent les journalistes, en particulier dans les trois pays du Sahel où les groupes djihadistes sont très actifs. Au Niger, au Burkina Faso et au Mali, les journalistes et les militants de la société civile pratiquent une censure généralisée en raison de la situation sécuritaire délicate. Les journalistes travaillent avec une extrême prudence, soucieux de ne pas provoquer le gouvernement ou les rebelles. Le risque d’être tué ou kidnappé étant très élevé, les déplacements des journalistes sont fortement limités par la situation sécuritaire. La restriction des mouvements rend également difficile l’accès à l’information pour vérifier de manière indépendante les informations officielles et les affirmations des insurgés. De plus, contredire l’un ou l’autre camp comporte un risque élevé d’être pris pour cible. Les gouvernements utilisent également les lois sur le terrorisme pour faire taire les critiques concernant les abus commis par les forces gouvernementales au cours de leurs opérations de lutte contre le terrorisme.
Un autre aspect important du problème est l’influence croissante de la Russie sur les pays troublés du Sahel, qui a déclenché une intense guerre de propagande contre l’Occident et ses valeurs, y compris la démocratie elle-même. Ce phénomène a conduit à l’imposition d’une culture de la “pensée unique” qui exige un soutien non critique à l’État et à sa position sur les affaires internationales. Pour imposer la culture du silence ou du journalisme de soumission, les médias locaux critiques ont été suspendus ou menacés de fermeture, tandis que presque tous les médias étrangers, en particulier ceux appartenant à la France, sont devenus des éléments indésirables au Burkina Faso, au Mali et au Niger. Les gouvernements de la junte ont eu recours à l’arrestation et à la détention de journalistes et de blogueurs critiques, de dissidents et d’opposants politiques, à la fermeture d’organisations médiatiques ayant des lignes éditoriales divergentes et au rapatriement de correspondants étrangers.
Le gouvernement guinéen a dissous le principal groupe de pression politique, le Front National pour la Défense de la Constitution (FNDC), et a interdit toutes les marches et processions publiques, supprimant de fait l’espace civique. Le 16 octobre de cette année, les forces de sécurité ont usé de violence à l’encontre d’un cortège de journalistes réclamant la fin des restrictions d’accès au site d’information Guineematin. Une douzaine de journalistes ont été arrêtés puis traduits en justice pour rassemblement illégal, après avoir été agressés.
Outre les pays frappés par des coups d’État, le Ghana, le Sénégal et le Bénin, autrement considérés pays pionniers de la démocratie et de la liberté de la presse, ont sombré ces dernières années dans l’autocratie, enregistrant des violations de la liberté de la presse d’une ampleur et d’une gravité qui remettent en doute leur réputation.
Normes électorales
Outre le retour des régimes militaires, les normes électorales se sont sensiblement dégradées, les résultats des élections au Ghana et au Nigeria ayant été âprement contestés devant les tribunaux. L’opposition sierra-léonaise a boycotté le Parlement pour protester contre les résultats des élections présidentielles, tandis que le Parlement béninois ne compte aucune représentation de l’opposition à la suite d’une modification controversée des lois électorales, qui a rendu presque impossible la présentation de candidats par l’opposition. Au Sénégal, le gouvernement a interdit par décret la principale figure de l’opposition, Ousmane Sonko, de participer aux élections de février 2024. Dans ce qui peut être décrit comme une purge systématique des hauts responsables du parti de Sonko, PASTEF-Les Patriotes, le secrétaire national du parti, le secrétaire général, le membre de deuxième rang et le responsable de la communication, parmi une douzaine d’autres, ont été emprisonnés.
Plusieurs autres chefs religieux, acteurs de la société civile et individus qui ont critiqué le gouvernement de Macky Sall pour sa réaction ferme dans l’affaire Sonko ont été emprisonnés.
Il est clair que de telles tactiques et d’autres actes tels que la manipulation des constitutions nationales ou du système judiciaire à des fins politiques constituent une violation flagrante de la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance (2012). L’article 2 de la Charte exhorte les États parties, entre autres, à :
Promouvoir l’adhésion aux valeurs et principes universels de la démocratie et du respect des droits de l’homme ;
Promouvoir et renforcer l’adhésion au principe de l’État de droit fondé sur le respect et la prééminence de la Constitution et de l’ordre constitutionnel ;
Promouvoir la tenue d’élections régulières, libres et équitables afin d’institutionnaliser l’autorité légitime d’un gouvernement représentatif ainsi que le changement démocratique de gouvernement ; et
Interdire, rejeter et condamner tout changement anticonstitutionnel de gouvernement dans un État membre, en tant que menace grave pour la stabilité, la paix, la sécurité et le développement.
Violences contre les journalistes en période électoriale
Un nouveau rapport de l’UNESCO indique que de janvier 2019 à juin 2022, 759 journalistes et professionnels des médias ont été attaqués en période électorale dans 70 pays à travers le monde, dont 42% par des agents des forces de l’ordre.
À l’approche des élections présidentielles de février 2023 au Nigéria, la MFWA a publié ce rapport sur les attaques en série contre les journalistes, en particulier par le parti au pouvoir ou des personnes liées au parti au pouvoir. Après les élections, nous avons publié cette déclaration détaillant les attaques contre les journalistes pendant le scrutin et avons exhorté les autorités à veiller à ce que les victimes obtiennent justice. La mission d’observation de l’Union européenne a également publié un rapport accusant l’inaction de la police d’être à l’origine de plusieurs attaques contre les médias pendant les élections, ce que nous avons souligné.
Les élections de 2020 au Ghana ont également enregistré un certain nombre d’attaques contre des journalistes, dont un incident presque mortel au cours duquel Pius Kwanin Asiedu, journaliste pour le site d’information newswatchgh.com, a reçu une balle dans la jambe gauche dans un centre de dépouillement des voix à Accra. Le journaliste a été transporté d’urgence à l’hôpital où la perforation de la jambe a été bouchée à l’aide d’une pièce métallique.
Comme indiqué ci-dessus, au Sénégal, la course aux élections de 2024 s’annonce déjà tumultueuse. En effet, le chemin vers les élections au Sénégal est déjà parsemé de sang, de tension et de violence. Malheureusement, les journalistes n’ont pas été épargnés par les conséquences de cette mauvaise humeur. La triple détention du journaliste d’investigation Pape Alé Niang met en lumière la détérioration de l’environnement de la liberté de la presse au Sénégal. D’autres journalistes ont été arrêtés dans le cadre de l’affaire politiquement sensible d’Ousmane Sonko : Serigne Saliou Guèye, rédacteur en chef du quotidien Yoor-Yoor, Pape Ndiaye, journaliste à la chaîne de télévision Walfadjri, Babacar Touré et Oustaz Assane Seck, prédicateur et chroniqueur à la Sen TV. Les autorités ont également coupé à plusieurs reprises le signal de la chaîne de télévision critique Walf TV en raison de sa couverture de la scène politique.
La violence généralisée contre les médias liée aux élections enfreint également l’article 20 de la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance (2012). Article 2(10) – Cet article stipule que la Charte vise à :
Promouvoir la mise en place des conditions nécessaires pour favoriser la participation des citoyens, la transparence, l’accès à l’information, la liberté de la presse et la responsabilité dans la gestion des affaires publiques.
Les attaques contre les médias sont également contraires à l’article 27, paragraphe 8, qui invite les États parties à s’engager, entre autres, à promouvoir la liberté d’expression, en particulier la liberté de la presse, et à favoriser le professionnalisme des médias.
La MFWA déplore l’incapacité des différents gouvernements à assurer, ou même à permettre, le fonctionnement efficace des institutions étatiques et des organes constitutionnels, y compris les organes électoraux, les agences de lutte contre la corruption et la police, ce qui a sapé la démocratie dans la sous-région.
Nous sommes tout autant préoccupés par le fait que la police figure parmi les principaux auteurs de violences à l’encontre des journalistes, ce qui empêche que des enquêtes et des poursuites soient correctement menée en cas d’agressions contre des journalistes.
Recommandations
Nous appelons les gouvernements d’Afrique de l’Ouest à assurer une protection efficace des journalistes, en particulier pendant les élections, conformément aux nouvelles directives de l’UNESCOsur la protection des journalistes pendant les élections.
Nous demandons à tous les États de la région de veiller à ce que leurs lois sur la sécurité nationale, l’ordre public et la lutte contre le terrorisme soient conformes aux normes internationales sur les droits de l’homme.
Nous demandons instamment à tous les gouvernements d’Afrique de l’Ouest de veiller à ce que les organes de régulation des médias soient véritablement indépendants et que leurs membres soient sélectionnés de manière inclusive.
Nous exhortons les médias à sortir de leur inertie en ce qui concerne la question de la sécurité des journalistes, qui s’est manifestée par leur incapacité à assurer le suivi des violations et à garantir la poursuite des auteurs d’attaques contre les journalistes.
Enfin, nous demandons instamment aux autorités des différents pays de veiller à ce que les attaques contre les journalistes fassent l’objet d’enquêtes et de poursuites efficaces et opportunes, en particulier pendant les périodes électorales.