Le 16 janvier reste un jour taché de sang en ce qui concerne la liberté de presse au Ghana, du fait du souvenir effroyable qu’il invoque d’Ahmed Hussein Suale. C’est en ce jour en 2019 que le journaliste d’investigation a été fusillé, tel pour régler les comptes, à Accra, la capitale du Ghana.
Dans de meilleures circonstances, ce jour devraient raviver chez sa famille, ses amis et ses proches de bons souvenir de la vie d’Ahmed et un sentiment de consolation du fait que ses meurtriers ont été traduits en justice. Cependant, quatre ans plus tard, les conséquences décevantes de l’incapacité de l’État à appréhender ses meurtriers s’éternisent.
En fait, l’Etat est parvenu à mettre la poudre aux yeux en faisant croire que justice allait être faite, alors que, pendant toute cette période, il ne faisait que sauter des promesses sans convictions sur de prétendues enquêtes à des insinuations selon lesquelles la mort de Suale n’aurait aucun lien avec son travail de journaliste.
Au total, cela fait quatre années d’impunité pour Ahmed Hussein Suale, sa famille, ses proches et la communauté des médias, alors que le 16 janvier revient et ramène avec lui le déjà-vu obsédant de son meurtre odieux.
Ce fut une odyssée douloureuse marquée de promesses, de déni, d’inertie et de silence. À l’occasion du troisième anniversaire de l’assassinat d’Ahmed Suale, la Fondation pour les médias en Afrique de l’Ouest MFWA retrace les hauts et les bas de l’atteinte à la liberté de la presse la plus effroyable au Ghana :
- 6 juin 2018 – Tiger Eye Private Investigations, le journal pour lequel Suale travaille, diffuse “Number 12” un documentaire d’investigation qui dénonce le vaste réseau de corruption dans le football au Ghana et en afrique.
- la projection a lieu malgré une campagne de haine menée par le député et un membre important du parti au pouvoir, le New Patriotic Party (NPP), Kennedy Agyapong. Le député menace de dénoncer les prétendus actes de corruption d’Anas Aremeyaw Anas, Enquêteur PrincipaI de Tiger Eye, si son organisation projette “Number 12”.
- Après la projection de “Number 12”, les attaques de M. Agyapong contre l’équipe d’enquêteurs de Tiger Eye s’intensifient et, fin juin, le député publie des photos des membres de l’équipe, dont Anas et Suale, qui d’habitude sont déguisés.
- Un peu plus tard, M. Agyapong intensifie sa campagne de haine contre Ahmed Suale en particulier, l’enquêteur principal dans l’exposition du “Numéro 12”. M. Agyapong publie les photographies de Suale sur la chaîne de télévision Net 2 dont il est propriétaire. Tout en faisant sauter la couverture du journaliste, M. Agyapong appelle également ses partisans à l’attaquer, assurant à tous les agresseurs potentiels qu’il assumera la responsabilité des conséquences.
- 16 janvier 2019 – Le véhicule d’Ahmed Suale est intercepté en pleine circulation à Madina, dans la banlieue d’Accra par deux hommes armés non identifiés qui lui tirent dessus à trois reprises, deux fois dans la poitrine et une fois dans le cou.
- 21 janvier 2019 – La police annonce avoir déjà interrogé Ken Agyapong et l’ancien président de la Fédération ghanéenne de football, Kwesi Nyantakyi, en lien avec le meurtre.
- 22 janvier 2019, une semaine entière après le meurtre, une délégation de la police de haut niveau se rend sur les lieux du crime. Plus tôt le même jour, ils avaient compati avec la famille d’Ahmed Suale et l’avaient assurée de l’arrestation et de la poursuite des auteurs du crime.
- 30 janvier 2019 – Kennedy Agyapong déclare publiquement qu’il ne regrette pas d’avoir fait sauter la couverture d’Ahmed Suale.
- 7 février 2019 – la police arrête six suspects pour le meurtre. En mars, tous les suspects sont relâchés par manque de preuves.
- 18 mars 2019 – Ken Agyappong révèle que sa campagne d’attaques contre Anas, qui s’est ensuite étendue à Ahmed Suale, a été lancée par certains membres importants de son parti politique, le NPP, qui estimaient que le travail d’Anas était dangereux pour le NPP.
- En Juillet 2019 – La procureure générale annonce qu’elle n’a toujours pas reçu de dossier sur l’affaire Ahmed Suale de la part de la police.
- le 9 septembre 2019 – Le président Akufo-Addo déclare lors d’une conférence de l’Association du Barreau du Ghana à Takoradi que l’assassinat de Suale n’est peut-être pas nécessairement lié à son travail de journaliste et qu’on ne peut donc pas dire avec certitude que le meurtre est une attaque contre la liberté de la presse. La MFWA a été déçue de la déclaration du Président, la qualifiant de regrettable.
- le 24 mai 2021 – Ken Agyapong accuse le chef de la police, l’IGP George Akuffo Dampare, de connaître, mais de refuser de révéler l’identité des meurtriers de Suale. Le député poursuit en désignant un certain Ansu Gyeabour comme l’assassin de Suale. Ansu Gyeabour réfute l’allégation de Ken Agyapong.
- le 13 décembre 2022 – Lors d’un forum pour commémorer la Journée mondiale des droits de l’homme, le procureur général du Ghana, Godfred Yeboah Dame, réitère l’insinuation du président Akufo-Addo selon laquelle le meurtre de Suale pourrait avoir aucun lien avec son travail de journaliste. La MFWA répond par un article.
- le 22 décembre 2022 – Le Président Akufo-Addo promet que son gouvernement continuera à rechercher les meurtriers de Suale – “Je continue à regretter profondément que, malgré les meilleurs efforts de la police, les auteurs du meurtre d’Ahmed Suale n’ont toujours pas été retrouvés. Mais je vous assure que, tant que je serai Président, le dossier ne pourra pas être clos tant qu’ils ne seront pas traduits en justice.”
L’impunité autour du meurtre d’Ahmed Suale est une tache sur le bilan de la liberté de la presse au Ghana et un emblème lamentable de la forte détérioration de la liberté de la presse dans le pays. Cet incident était censé galvaniser le pays et lui donner une détermination de fer pour protéger la liberté de la presse et mettre fin à l’impunité. Malheureusement, le pays a depuis enregistré des dizaines de violations de la liberté de la presse, notamment des arrestations arbitraires, des détentions, des agressions physiques contre des journalistes et des maisons de presse, sans que les auteurs, pour la plupart des acteurs étatiques, ne subissent aucune conséquence.
Malgré l’absence apparente de volonté politique de s’attaquer à cette menace, la MFWA exhorte tous les acteurs du secteur des médias à rester fermes dans leur demande de mettre fin à l’impunité concernant le meurtre d’Ahmed Suale ainsi que les nombreuses violations de la liberté de la presse qui ont eu lieu depuis et qui n’ont toujours pas été réparées. Le désespoir n’est pas une option.