En avril 2022, stupeur et lamentation avaient saisi la nation, lorsque le Ghana a reculé de 30 places dans le monde et de 10 places en Afrique dans le classement de la liberté de la presse établi par Reporters Sans Frontières (RSF). Une tristesse similaire s’est ressentie au Sénégal lorsque le pays a basculé de la 7ème à la 13ème place sur le continent, soit de la 49ème à la 73ème place à l’échelle mondiale.
Ces deux pays sont, hormis cela, très respectés en tant que modèles de démocratie et bastions de la liberté de la presse en Afrique de l’Ouest. En 2018, le Ghana a été premier sur le continent et s’est classé 23ème au niveau mondial. Le pays a même accueilli la 25ème célébration de la journée mondiale de la liberté de la presse, organisée conjointement par l’UNESCO et le gouvernement de la République du Ghana. C’était la deuxième fois qu’un pays ouest africain a organisé cet événement mondial. C’est d’ailleurs le Sénégal, autre pays vedette, qui avait ouvert la voie en 2005. Le dernier classement est le pire que le Ghana ait connu en 17 ans.
Le tableau ci-dessous montre le classement africain et mondial du Ghana et du Sénégal au cours des cinq dernières années.
Il est évident que cette chute libre dans les derniers classements survient suite à une détérioration constante de l’environnement de la liberté de la presse dans ces deux pays au fil des ans. Leur chute est principalement due à un certain nombre d’abus contre des journalistes et au rétrécissement de l’espace civique. Bien que le dernier classement RSF soit en grande partie basé sur le suivi effectué en 2021, le pronostic demeure sombre pour 2022.
Ghana
Le Ghana a enregistré le plus grand nombre de violations au cours du premier trimestre de 2022 comme l’a établi le Suivi de la liberté d’expression de la MFWA. Le pays a enregistré 11 violations de janvier à mars 2022, le chiffre le plus élevé qu’il ait jamais enregistré pour un seul trimestre au cours des trois dernières années (2020-2022). Il est important de souligner que le nombre de violations enregistrées par le Ghana au cours du premier trimestre de 2022 représente environ 74% des violations enregistrées tout au long de l’année 2021, à savoir 15.
Parmi les incidents qui ont valu au Ghana son rendement déplorable au cours du premier trimestre de 2022, figure l’agression de Michael Aidoo, un journaliste d’investigation, par des militaires. Le 30 mars 2022, M. Aidoo a été brutalement agressé et torturé par deux soldats de l’hôpital militaire d’Afari. Parmi les autres incidents, se trouvent l’emprisonnement de l’animateur Oheneba Bernie, les brutalités policières à l’encontre de l’animateur radio Eric Gyantuah, ainsi que l’arrestation de l’animateur radio Bobie Ansah.
Le second trimestre, a lui aussi démarré sur les chapeaux de roues. Le 2 mai 2022, les sympathisants du parti au pouvoir le New Patriotic Party (NPP) ont agressé physiquement le journaliste Prince Acquah de la Ghana News Agency (GNA) à Ajumako (une ville située à 120km à l’ouest d’Accra). Le journaliste filmait une altercation entre plusieurs membres du NPP lorsqu’un groupe de sympathisants courroucés l’a accosté en l’accusant d’être un espion ou un membre du National Democratic Congress (NDC), le parti de l’opposition.
Le 16 mai 2022, trois hommes costauds sur des motos ont fait irruption dans les locaux de la radio Benya FM, se sont dirigés vers le studio, ont agressé un animateur et détruit de l’équipement, notamment des ordinateurs, des tables de mixage et des microphones.
Le 17 mai 2022, les services de police du Ghana ont arrêté le journaliste Derrick Adotey de Metro TV et son cameraman à Accra. Ils ont filmé l’acte d’accusation dans un procès intenté contre Oliver Mawusi Barker-Vormawo, un activiste qui avait été arrêté récemment. Le journaliste et le cameraman ont été détenus au commissariat d’East Legon avant d’être libérés plus tard dans la même journée.
Le 24 mai 2022, la police a arrêté Noah Dameh, le coordonnateur adjoint de la station radio communautaire Radio Ada située dans la région du Greater Accra, au Ghana, pour diffusion de fausses informations.
Sénégal
A l’instar du Ghana, les jours glorieux du Sénégal en tant que refuge de la liberté de la presse semble se transformer en cauchemar. Le dernier paragraphe de l’article 27 du Code des communications électroniques adopté en 2018, laisse entendre que l’Autorité de Régulation des Télécommunications et des Postes (ARTP) pourrait censurer les contenus « dérangeants ». Cette disposition peut être considérée comme une épée de Damoclès qui plane au-dessus de la tête des internautes, journalistes y compris. Pour beaucoup, la menace n’est pas physique ou juridique comme le risque d’aller en prison. Cependant, elle se traduit par le fait que le contenu de certains internautes puisse être exclu de la toile par l’autorité de régulation en vertu d’un pouvoir discrétionnaire.
« L’autorité de régulation peut autoriser ou imposer tout mesure de gestion du trafic qu’elle juge utile dans le but de préserver la concurrence dans le secteur des communications électroniques et d’assurer le traitement équitable de services similaires », stipule la loi.
Le statut du Sénégal s’est détérioré, passant de libre à partiellement libre dans l’indice de Freedom House, ce qui indique que le pays perd progressivement son calme social et sa réputation en matière de tolérance. Le déclin du Sénégal dans le classement de la liberté de la presse de la RSF fait suite à une série de violations en 2021. En mars 2021, par exemple, les locaux du Groupe Futur Médias (GFM) ont été attaqués par des manifestants qui ont accusé le média d’être à la solde du pouvoir.
De même, les locaux du journal « Les Echos », ont été saccagé par les partisans de Serigne Moustapha Sy, le guide spirituel du groupe religieux des Moustarchidines. Le journal a publié en citant des sources médicales que le puissant leader avait contracté le Covid-19.
Le 4 mars 2021, le Conseil National de Régulation de l’Audiovisuel (CNRA) a suspendu les chaînes Walfadjiri et SenTv pendant 3 jours pour avoir diffusé des images violentes en boucle. Lors d’un autre incident qui s’est également produit en mars, des individus inconnus ont proféré des menaces de mort à l’encontre du journaliste Pape Ndiaye de Walf Tv.
De façon alarmante, l’année 2022 ne s’annonce pas sous les meilleurs auspices. Après un premier trimestre calme, le Sénégal a enregistré au moins 5 violations au cours du deuxième trimestre de l’année. Le 14 avril 2022, un agent des forces de l’ordre a agressé et détenu Pape Malick Thiam, un journaliste de la chaîne de télévision privée 7TV. L’agent a également saisi le téléphone du journaliste qui couvrait une affaire judiciaire. Thiam a ensuite été accusé d’« outrage à agent », et libéré par le tribunal.
Le 15 avril 2022, une vingtaine de membres du personnel de l’hôpital régional de Louga ont agressé Ousmane Kane, journaliste de la radio nationale Radiodiffusion Télévision Sénégalaise (RTS). Les agresseurs ont également détruit deux téléphones appartenant au journaliste.
Le 24 mai 2022, des membres du parti Benno Bokk Yakaar (BBY), qui soutient le président Macky Sall, ont encerclé la journaliste Ndeye Ngoné Diop DakarBuzz, l’ont bousculée et l’ont malmenée pour avoir posé une question « inappropriée » à leur leader lors d’une conférence de presse.
Le 8 juin 2022, des militants de l’opposition ont attaqué des reporters de Leral.net à la Place de la Nation à Dakar lors d’une manifestation de la coalition Yewwi Askan Wi. Assane Sarr et Cheikh Tidiane Sène, tous deux journalistes du média, étaient en train de réaliser un reportage en direct lorsqu’ils ont été contraints de s’arrêter après que des supporters leur aient foncé dessus. Les militants du parti déchaîné ont jeté des sacs d’eau sur Assane.
Le même jour, les militants de la coalition Yewwi Askan Wi ont empêché Cheikh Diop, journaliste de Télévision Futur Média (TFM) et son cameraman de couvrir leur manifestation. Ils ont insulté et menacé les deux journalistes, les obligeant à abandonner leur couverture de l’événement pour des raisons de sécurité.
Les 23 et 24 mai 2022, trois journalistes de la Radiodiffusion Télévision Sénégalaise (RTS), Abibou Mbaye, Abass Sow et Issa Thioro Guèye ont reçu des menaces de mort de la part d’inconnus utilisant un numéro privé. Ces trois inconnus étaient des syndicalistes qui menaient des actions pour exiger de meilleures conditions de vie et de travail pour le personnel de la RTS, une entreprise publique. Ils ont porté l’affaire devant les tribunaux et les services sénégalais de lutte contre la cybercriminalité, la police n’ayant pas répondu à leurs plaintes concernant les menaces de mort et les insultes anonymes qu’ils ont reçues.
« Nous sommes dans un pays où l’insécurité commence à s’installer. Je pense que nous avons tous les outils nécessaires non seulement pour les identifier mais aussi pour les traduire en justice. Mais c’est avec regret que nous avons constaté que jusqu’à présent rien ne s’est passé », a déclaré Abass Sow à la Fondation des Médias pour l’Afrique de l’Ouest (MFWA) lors d’une conversation téléphonique.
En juin 2022, Talla Sylla, l’un des leaders de la Convergence des Jeunes Républicains (COJER), un groupe de jeunes affilié au gouvernement actuel, a lancé un appel à brûler la chaîne de télévision privée Walfadjri dans une vidéo devenue virale au Sénégal. Le Syndicat des Professionnels de l’Information et de la Communication du Sénégal (SYNPICS) et plusieurs voix ont condamné ces propos, poussant le jeune leader à s’excuser par la suite dans une autre vidéo.
Le Sénégal a enregistré un nombre considérable de violations avant les élections législatives du 31 juillet. Les journalistes semblaient être pris entre le marteau du parti au pouvoir et l’enclume des militants du parti d’opposition.
La régression de la liberté de la presse au Ghana et au Sénégal est révélatrice de la régression de la démocratie dans la sous-région. L’insurrection dans le nord du Nigeria, au Niger, au Mali et au Burkina Faso a conduit à des prises de pouvoir militaires dans ces deux derniers pays. Une prise de pouvoir militaire a également eu lieu en Guinée après que le président Alpha Condé a modifié la constitution pour se présenter à un troisième mandat. L’octogénaire Alassane Ouattara, président de la Côte d’Ivoire, a lui aussi modifié la constitution pour briguer un troisième mandat, au milieu de manifestations.
Le statut du Ghana et du Sénégal en tant que phares de la liberté de la presse, de la tolérance des opinions divergentes et des normes démocratiques en Afrique de l’Ouest rend leur récent déclin en matière de liberté de la presse plutôt inquiétant. Ces deux pays, comme tous les autres, ont besoin des médias pour soutenir les efforts de développement, éduquer et informer le public, offrir un espace et modérer le débat public sur les questions de développement importantes et demander des comptes aux fonctionnaires et aux institutions publiques. Par conséquent, les attaques, menaces et intimidations visant les médias constituent des attaques contre la démocratie et ses valeurs.
La Fondation des Médias pour l’Afrique de l’Ouest (MFWA) appelle donc les autorités des deux pays à prendre les mesures nécessaires pour protéger les journalistes et les médias de toutes formes de violations, à traduire en justice les auteurs d’attaques contre les journalistes et à condamner publiquement ces violations lorsqu’elles se produisent.
Afin de garantir un environnement sûr, sécurisé et pacifique pour l’épanouissement de la liberté de la presse et de la liberté d’expression, nous recommandons aux autorités de ces deux pays de :
- Sensibiliser les citoyens et les agences de sécurité au rôle crucial des médias, qui sont considérés comme les chiens de garde de la société.
- Renforcer le soutien apporté au développement des médias en proposant des formations de renforcement des capacités pour les journalistes et les responsables des médias.
- Établir et renforcer les structures juridiques pour promouvoir un environnement médiatique libre, indépendant et pluraliste.
- Faire preuve de tolérance zéro pour les attaques contre les journalistes en condamnant ouvertement les auteurs et en veillant à ce qu’ils soient poursuivis.
- Appliquer des sanctions contre les forces de l’ordre, les militants des partis politiques et toute autre personne influente qui commettent des violations à l’encontre des journalistes et des médias.