Au cours des neuf derniers mois (juin 2019 – mars 2020), environ 42 personnes ont été tuées, plus d’une centaine ont été arrêtées et des centaines d’autres blessées lors d’une opération de répression menée par les forces de sécurité en Guinée, en violation flagrante de tous les principes de la démocratie et des droits de l’homme.
Curieusement, ce n’est pas parce que le pays est en guerre. Ces violations découlent de la détermination ferme du président Alpha Condé de prolonger sa présidence au-delà de deux mandats de cinq ans approuvé par la constitution.
Après des mois de spéculations, le parti au pouvoir, le Rassemblement du Peuple de Guinée (RPG), lors de sa réunion hebdomadaire du 11 mai 2019, a officiellement déclaré qu’une proposition de modification de la constitution était en vue. Malgré une vague de protestations vigoureuses à l’échelle nationale, un référendum visant à supprimer la limitation des mandats présidentiels pour permettre au président Condé de solliciter un troisième mandat a été proposé.
Ce référendum, couplé à des élections législatives, devait se tenir le 1er mars 2020, l’opposition boycottant l’exercice. Les élections ont toutefois été reportées pour permettre à une équipe d’experts de la CEDEAO d’auditer le fichier électoral dont la crédibilité était l’une des principales préoccupations de l’opposition. Une fois cet exercice effectué, la commission électorale a fixé le 22 mars 2020 comme nouvelle date pour le scrutin.
L’escalade de la tension et de la violence n’augure guère la paix pendant et après le scrutin, à moins d’un changement radical dans la posture des parties impliqués. Depuis la moitié de l’année 2019, les autorités ont déployé toute la force des forces de sécurité pour étouffer toute opposition aux ambitions du président Condé à un troisième mandat.
En ce qui souligne sa position radicale, le gouvernement a fait passer au Parlement, le 6 juillet 2019, une loi controversée qui non seulement autorise les gendarmes à tirer à vue lors d’opérations de maintien de l’ordre public et de lutte contre le terrorisme, mais qui met également les forces de sécurité à l’abri de toute poursuite.
Les événements survenus depuis l’adoption de cette loi ont confirmé les pires craintes des défenseurs des droits de l’homme et des citoyens, les forces de sécurité s’étant lancées dans une répression brutale des manifestants avec un résultat fatal qui est alarmant même pour la Guinée, qui est connue pour ses attaques meurtrières contre les manifestants.
En plus des assassinats, plus d’une centaine de manifestants et de militants de la société civile ont été arrêtés et détenus. Des journalistes ont également été battus pour avoir couvert les brutalités ou harcelés pour avoir fourni un espace médiatique à des voix dissidentes.
Ci-dessous un aperçu des violations de la liberté de la presse, de la liberté d’expression et de la liberté de manifestation enregistrées par la MFWA en rapport avec le projet contesté du troisième mandat du président Condé depuis juin 2019 :
Tueries
13 juin 2019 : Une répression sanglante des manifestants par les forces de l’ordre, couplée à des attaques de partisans du parti au pouvoir, a fait un mort et 22 blessés dans la ville de N’Zérékoré, dans le sud du pays.
19 juin 2019 : Mory Kourouma, membre du FNDC, brutalisé par des voyous pro-gouvernementaux le 30 avril 2019, a succombé à ses blessures alors qu’il était soigné à l’hôpital. Kourouma participait à une manifestation contre le projet de troisième mandat lorsqu’il a été agressé aux côtés de plusieurs autres manifestants dans la ville de Kindia.
14 octobre 2019 : Les forces de sécurité ont mené une répression sanglante contre les citoyens qui manifestaient contre les tentatives du président Alpha Condé de briguer un troisième mandat. Au moins neuf manifestants ont été tués et plusieurs autres blessés.
4 novembre 2019 : Les forces de sécurité ont tué deux personnes qui faisaient partie d’un cortège accompagnant les cadavres de onze personnes tuées lors des précédentes mesures de répression contre les manifestants antigouvernementaux.
6 novembre 2019 : des soldats ont tué deux jeunes hommes lors d’une manifestation anti-gouvernementale. Mamadou Bela Baldé a été touché à la tête par une balle. Mamadou Alimou Diallo a également été mortellement touché à la poitrine dans la banlieue de Conakry, à Wanidara.
Le 13 janvier 2020 : La police a tué deux personnes, l’une à Conakry et l’autre à Labe, lors d’une manifestation contre la proposition de troisième mandat. Mamadou Sow, un lycéen de 21 ans, a été abattu à Coza, Conakry. L’autre victime, Amadou Diallo, est mort de ses blessures par balle après que les forces de sécurité aient ouvert le feu pour disperser les manifestants à Labé.
Le 13 février 2020 : Les forces de sécurité ont tiré sur des manifestants opposés au troisième mandat à Wanindara, Conakry. L’un des manifestants, un lycéen de 15 ans, Idrissa Barry, est mort après avoir été touché par une balle.
Attaques physiques
7 juin 2019 : Les autorités de la préfecture de Maferinya ont violemment réprimé une manifestation d’une coalition de groupes opposés au troisième mandat, dont le FNDC.
16 juin 2019 : La police a pris d’assaut la Maison des associations, un immeuble abritant des organisations de la société civile situé à Matoto, dans un quartier de Conakry, et a violemment dispersé les membres d’un groupe de pression opposé au projet du troisième mandat du président Condé.
Arrestations / Détention
7 juin 2019 : Les forces de sécurité ont arrêté plusieurs dirigeants de la coalition anti-troisième mandat dans la préfecture de Maferinya, après avoir réprimé une manifestation organisée par la coalition. Parmi les personnes arrêtées se trouvait Alpha Paina Camara, le coordinateur local du FNDC. Il a cependant été libéré trois jours plus tard pour des raisons de santé et a été conduit à l’hôpital.
16 juin 2019 : La police a pris d’assaut la Maison des associations, un immeuble abritant des organisations de la société civile situé à Matoto, dans un qurtier de Conakry, et a arrêté des membres d’un groupe anti-tiers nommé A’Moulanfé (Cela n’arrivera pas). Le groupe tenait une réunion lorsque la police fait une descente sur eux.
12 octobre 2019 : La police a arrêté six dirigeants de la coalition FNDC, alors qu’ils s’apprêtaient à donner une conférence de presse. Parmi les dirigeants arrêtés figurait Abdourahamane Sanoh, un ancien ministre d’Etat et coordinateur national du FNDC.
13 octobre 2019 : Sept dirigeants des FNDC, dont Badara Koné, le secrétaire général de la jeunesse de l’Union des Forces Républicaines (UFR), qui est une organisation membre des FNDC, ont été arrêtés dans un quartier de Conakry, à Matam, à la veille d’une manifestation anti-gouvernementale organisée par la FNDC. Ils ont été détenus au Département des enquêtes criminelles de la police de Conakry jusqu’au 22 octobre 2019, date à laquelle ils ont été condamnés à une peine de prison de six mois à un an.
14 octobre 2019 : Les forces de sécurité ont arrêté plus d’une centaine de manifestants dans le cadre d’une répression meurtrière des manifestations dans toute la Guinée. Selon le décompte de la FNDC, 200 manifestants ont été arrêtés.
14 novembre 2019 : La police a arrêté cinq membres de la FNDC qui se rendaient dans la ville de Kindia pour participer à une manifestation. Le maire de Kindia avait auparavant interdit la manifestation.
Le 14 février 2020 : Yamoussa Lansana Sylla, membre du parti d’opposition Union des Forces Républicaines (UFR), a été arrêté et détenu pour s’être opposé à la candidature du président Alpha Condé pour un troisième mandat dans un message sur Facebook. Sylla a republié une déclaration dans laquelle le Premier ministre guinéen, Kassory Fofana, à l’époque dans l’opposition, s’en prenait aux électeurs pro-Conde. L’activiste a ensuite souligné l’ironie du soutien au projet de troisième mandat du Président Condé par M. Fofana et a invité les internautes à commenter ce post. Sylla a été libéré provisoirement après avoir passé 19 jours en détention, mais pourrait être emprisonné s’il est finalement reconnu coupable.
Le 19 février 2020 : Trois femmes, Nene Camara, Yarie Camara et Mariam Diallo, toutes militantes du Front national pour la défense de la Constitution (FNDC), ont été arrêtées lors d’une manifestation contre le projet de troisième mandat du président Alpha Condé à Bonfi, dans un quartier de Conakry. Elles ont été détenues pendant 19 jours à la prison centrale de Conakry avant d’être traduites en justice.
Le 6 mars 2020 : La police a arrêté Sekou Koundouno et Ibrahima Diallo, deux membres dirigeants du FNDC, au domicile de ce dernier dans le quartier de Ratoma à Conakry. Les militants s’étaient adressés plus tôt dans la journée à une conférence de presse, appuyée par des preuves vidéo, pour condamner les abus perpétrés par le gouvernement contre les opposants au programme du troisième mandat du président Condé. Ils ont été détenus dans les cellules du CID de la police pendant trois jours avant d’être transférés à la prison centrale de Conakry pour trois jours supplémentaires sur mandat de dépôt délivré par un magistrat instructeur. Koundouno et Diallo ont été libérés provisoirement après avoir passé six jours sous l’accusation d’incitation à la violence en publiant des contenus susceptibles de troubler l’ordre public.
Condamnation
22 octobre 2019 : Un tribunal de Conakry a condamné six dirigeants du FNDC, arrêtés les 12 et 13 octobre 2019, à des peines de prison allant de six mois à un an pour avoir organisé des manifestations interdites et “incité à la désobéissance civile”. Les accusations portaient sur les manifestations organisées par le FNDC les 14 et 16 octobre 2019, qui se sont soldées par la mort d’au moins 11 personnes parmi les manifestants.
19 décembre 2019 : un tribunal de Kindia a condamné trois membres du FNDC à quatre mois de prison, dont trois avec sursis. Comme les militants, à savoir Alseny Farinta Camara, Moussa Sanoh et Boubacar Diallo, avaient déjà passé 36 jours en détention, ils ont été libérés. Ils faisaient partie des cinq personnes arrêtées le 14 novembre 2019 dans la ville de Kindia, alors qu’ils allaient participer à une manifestation. Les cinq personnes ont été accusées de “participation à un rassemblement public non autorisé”.
Le 9 mars 2020 : Nene Camara, Yarie Camara et Mariam Diallo, du FNDC, ont été reconnues coupables d'”incitation directe à la foule” lors d’une manifestation le 19 février 2020. Elles ont cependant été condamnées à six mois de prison avec sursis chacune, ce qui leur a évité de purger une peine de prison.
Loi Répressive
6 juillet 2019 : le Parlement a adopté une loi dangereuse autorisant les gendarmes à “tirer à vue” lors d’opérations d’ordre public et de lutte contre le terrorisme sans crainte de poursuites. La loi donne aux gendarmes le pouvoir de tirer sur les manifestants sans aucune conséquence.
Violations de la Liberté de la Presse
19 août 2019 : Aboubacar Algassimou Diallo, animateur de l’émission Oeil de Lynx sur Lynx FM, a été convoqué par la Direction des enquêtes criminelles de la police. Cette convocation fait suite à la diffusion du 31 juillet 2019 de l’émission Oeil de Lynx, au cours de laquelle l’animateur a interviewé une certaine Mme Sanoh Dossou Conde, qui a vivement critiqué la candidature du président Condé pour un troisième mandat. Diallo a ensuite été placé sous contrôle judiciaire et son émission a été suspendue.
17 octobre 2019 : La police de Conakry a arrêté Nicolas Haque, chef du bureau d’Al-Jazira à Dakar et le cameraman Hugo Bogaeert après les avoir accusés d'”espionnage et d’atteinte à la sécurité de l’État”. La Haute Autorité de la Communication (HAC), l’autorité de régulation des médias d’Etat, a également retiré l’accréditation des journalistes après qu’ils aient été accusés de faire des “reportages ethnocentriques”.
14 novembre 2019 : des gendarmes ont agressé deux journalistes qui couvraient la répression des manifestations à Conakry. Alhassane Fofana, de Mosaique of Guinee.com, a été agressé par un gendarme après être tombé alors qu’il tentait d’échapper aux fumées étouffantes des gaz lacrymogènes lancés par les forces de sécurité. Le gendarme a saisi le téléphone du journaliste, apparemment pour empêcher la publication d’images de leur répression brutale des manifestants. Mamadou Djiwo Bah, journaliste de la presse en ligne LoupeGuinee.com, est tombé inconscient après que des gaz lacrymogènes aient été lancés dans sa direction. Les manifestants qui tentaient de fuir les gaz lacrymogènes ont piétiné le journaliste, le laissant avec de graves blessures.
Le 5 mars 2020 : Des policiers ont agressé Thomas Dietrich, un journaliste basé en France qui s’était rendu en Guinée pour couvrir les événements politiques dans le pays. La police a frappé Dietrich et a saisi son téléphone alors qu’il filmait des attaques contre des manifestants.
Le 6 mars 2020 : La police a arrêté Thomas Dietrich à Nongo, une banlieue de Conakry, et l’a emmené à l’aéroport pour l’expulser vers en France, son pays d’origine. L’organe de régulation des médias guinéens, la Haute Autorité de la Communication, a déclaré plus tard qu’elle avait retiré l’accréditation du journaliste pour avoir dépassé les limites de son permis, tandis que le ministère de la Sécurité et de la Protection civile a également confirmé que le visa de Dietrich avait été annulé pour avoir exercé des activités en dehors des conditions de son visa.
Recommandation
La MFWA est très préoccupée par la situation actuelle en Guinée et espère que la CEDEAO et l’UA interviendront dans cette situation pour préserver la démocratie, la paix, la sécurité et la protection des droits des citoyens guinéens.
Nous appelons les dirigeants de la CEDEAO et de l’UA à appliquer les mécanismes et protocoles régionaux sur la bonne gouvernance, les droits de l’homme et la démocratie afin d’empêcher le Président Condé et les autres dirigeants dont les actes n’augure rien de bon pour la bonne gouvernance, la paix et la sécurité.
La MFWA réitère en outre ses appels au gouvernement de la Guinée pour qu’il prenne des mesures afin de garantir à ce que les médias, les militants de la société civile et les manifestants potentiels soient protégés contre les attaques injustifiées pendant et après les élections. Nous demandons également aux médias de prendre des précautions, de faire preuve de professionnalisme et de travailler à la promotion des intérêts nationaux plutôt que des intérêts particuliers.