Dans cet article, Muheeb Saheed, chargé de programme et Edzodzi Kokou Ahiadou, associé au programme, sur notre programme de Liberté d’Expression, analysent une série de procès en diffamation contre des journalistes et des organes de presse en Afrique de l’Ouest sur une période de 16 semaines afin de voir si l’on assiste à une montée du non-respect des standards professionnels ou à de l’intolérance dans le paysage médiatique de la région.
Sur une période de quatre mois (du 26 mars au 18 juillet 2019), la MFWA a enregistré une série de poursuites en diffamation, d’arrestations arbitraires et de détentions de journalistes suite à des plaintes de hauts dignitaires et d’influents citoyens, une tendance qui interpellent plus d’un sur les questions du respect des normes professionnelles dans les médias et l’intolérance manifestement croissant pour le journalisme critique en Afrique de l’Ouest.
La Guinée a donné le ton le 26 Mars lorsque Lansana Camara, rédacteur en chef du site d’information conakrylive.info, a été arrêté sur ordre du ministre des Affaires étrangères. Le journaliste a passé huit jours en détention après que le ministre se soit plaint d’un article sur les achats de carburant de son ministère.
Le 15 Avril 2019, le ministre d’État du Liberia aux Affaires présidentielles, Nathaniel McGill, a intenté une action en diffamation à l’encontre de l’animateur d’émissions de radio Henry Costa et de sa station ; Root FM. Le ministre a demandé 500 000 USD de dommages et intérêts et la fermeture de la station de radio.
Le 10 Juin 2019, des policiers armés ont abordé Kissel Webster, journaliste sportif du journal INQUIRER, au Stade Antoinette Tubman de Monrovia, sous les ordres de Wilmot Smith, vice-président de la Fédération libérienne de football. Sans produire de mandat, les policiers ont arrêté Webster pour diffamation du responsable du football.
Le 27 juin 2019, des agents de la sécurité nationale ont pris d’assaut les bureaux de ModernGhana.com, saisi des ordinateurs et arrêté deux journalistes du média en ligne. Dans ce que la MFWA a décrit comme «typique des régimes militaires et autocratiques» et «inimaginable» au Ghana, les responsables de la sécurité ont cagoulé Emmanuel Ajarfor Abugri, rédacteur en chef adjoint, et Emmanuel Yeboah Britwum, journaliste, et les ont emmenés. Les journalistes ont été détenus pendant trois jours et interrogés. Abugri a déclaré avoir été torturé. Le gouvernement a par la suite poursuivi les deux accusés de cybercriminalité avant de retirer plus tard la plainte. Les journalistes ont toutefois insisté sur le fait que leur calvaire ne concernait qu’une publication critique sur le ministre de la Sécurité nationale et un membre du parti au pouvoir, un article que le site web avait reçu l’ordre de supprimer.
En Sierra Leone, quatre journalistes ont été détenus pendant quatre jours suite à leur comparution devant le tribunal le 28 juin 2019, sous le chef d’accusation de diffamation, consécutive à la plainte d’un avocat, Pa Momoh Fofanah.
Sallieu Tejan Jalloh et David Johnson, respectivement éditeur et rédacteur en chef de Times SL, Mustapha Sesay, éditeur et Abu Bakarr Kargbo, rédacteur en chef du journal Standard Times, ont été détenus le 28 juin 2019, lorsqu’ils qu’ils n’ont pas pu remplir les conditions strictes de remise en liberté provisoire fixées par un tribunal de première instance à Freetown. Ils devaient chacun fournir, avant la fin de la journée, trois garants âgés de plus de 50 ans, dont deux devaient avoir une maison, résider à Freetown, détenir un passeport et avoir un montant équivalent à 350 millions de devises sierra léonais (environ 40 000 dollars).
Un autre haut dignitaire de l’Etat, Aboubacar Makissa Camara, Directeur du Département national des impôts de la Guinée, avait aussi porte plainte contre Habib Marouane Kamara, journaliste à Nostalgie FM, et a été traduit devant un juge, le 10 Juillet pour des accusations de diffamation relatives à une publication sur Facebook.
Le même 10 Juillet, Othello B. Garblah, journaliste de la presse New Dawn, avait été convoqué par un juge d’un tribunal pénal de Monrovia (Libéria) pour répondre à des accusations d’outrage à magistrat. Les accusations portaient sur un article rédigé par le journaliste, publié avec la photo du juge Peter W. Gbeneweleh.
Au Mali, c’est Karim Keita, vice-président de l’Assemblée nationale et fils du président, qui a traîné deux journalistes en justice pour diffamation. La plainte contre Adama Dramé, directeur du journal Le Sphinx et Mamadou Diadié Sacko, directeur de la radio privée RFM, a toutefois été rejetée par le tribunal de première instance de Bamako le 18 juillet 2019.
Ces poursuites et arrestations sur la base de prétendues diffamations doivent susciter une certaine introspection de la part des journalistes et des défenseurs de la liberté de la presse sur la question du professionnalisme et du respect du code de déontologie journalistique.
Ces prétendus abus de la plume, microphone et clavier rendent le travail des défenseurs de la liberté de la presse difficile et compliqué, dans la mesure où ils servent de prétexte aux autorités décisionnelles à résister aux plaidoyers en faveur de l’abrogation des lois répressives sur la presse et la liberté d’expression.
Il ne s’agit pas de soutenir ou de défendre les dommages monstrueux de 500 000 USD et la fermeture de Roots FM, comme l’a demandé le ministre Nathaniel McGill dans son procès contre Henry Costa. L’inquiétude suscitée par le non-respect rampant des standards professionnels en journalisme ne justifie pas non plus les conditions irréalistes de mise en liberté sous caution exigées des quatre journalistes sierra-léonais, qui ont conduit à leur détention de quatre jours.
La Guinée ayant abandonné les poursuites pénales et la peine privative de liberté pour les délits de presse, l’arrestation et la détention de Lansana Camara par les autorités guinéennes à la suite d’une plainte en diffamation par un ministre constituait un abus de pouvoir flagrant. La libération de Camara après une manifestation de protestation de ses collègues des médias est la preuve que la décision d’emprisonnement du journaliste était arbitraire.
Toutefois, à la lumière de ce qui précède, les journalistes doivent respecter scrupuleusement le code d’éthique de la profession et faire preuve de la plus grande discrétion possible, sans autocensure lors du traitement et de la diffusion des informations.
Par ailleurs, la plupart des actions – arrestations, détentions et poursuites contre des journalistes et des organes de presse – ne sont généralement pas menées à leur terme, ce qui suggère qu’il ne s’agit que d’une démonstration de pouvoir destinée principalement à harceler et à intimider les médias et a les réduire en silence. Compte tenu du rôle de veille des médias, son affaiblissement n’augure rien de bon pour l’inévitable équilibre des pouvoirs dans les sociétés démocratiques.
Les autorités doivent donc prendre des mesures pour garantir la protection de la liberté de la presse et de la liberté d’expression contre des attaques judiciaires capricieuses.