Le 17 novembre 2021 la Sierra Leone a adopté une nouvelle loi sur Le Crime et La Cybercriminalité. Cette loi visant à règlementer les transactions et les communications en ligne a suscité diverses réactions dans le pays. Un an plus tard, la loi a commencé à resserrer son étau donnant ainsi une projection déconcertante sur ce qu’elle pourrait réserver à la liberté d’expression.
Dans l’une de ses premières applications, un artiste local s’est retrouvé du mauvais côté de la loi lorsqu’il a insulté et menacé une journaliste sur Facebook. Alhaji Amadu Bah, plus connu sous le nom de LAJ, a qualifié Asmaa James, une journaliste de Radio Democracy, basée à Freetown, de « bâtarde » et l’a menacée en ces propos : « La prochaine fois que je te vois, je te pisserai au visage ».
La menace proférée sur Facebook faisait suite à la grande couverture médiatique par la journaliste d’une affaire dans laquelle l’artiste était accusé d’avoir troublé l’ordre public et d’avoir agressé un officier de police. Mme James a déposé une plainte auprès de l’unité chargée de la cybercriminalité de la police menant ainsi à l’arrestation de LAJ. Après de nombreux commentaires critiques sur les réseaux sociaux et une déclaration de l’Association des journalistes de Sierra Leone (SLAJ), le rappeur a présenté ses excuses sur Facebook le 13 décembre 2021.
Alors que l’arrestation de l’artiste en vertu de la loi sur la cybercriminalité a projeté la nouvelle loi comme protectrice des droits des victimes, et donc, progressiste, deux récents évènements ont soulevé des préoccupations quant à l’abus potentiel de la loi pour réprimer la liberté d’expression.
Le 26 mai 2022, la police a arrêté Sorie Saio Sesay, un journaliste de la radio privée Okentuhun Radio FM basée à Kamakwie, dans le nord de la Sierra Leone. Le journaliste s’était présenté au poste de police après y avoir été convoqué. La police l’a accusé d’avoir partagé un commentaire sur un groupe WhatsApp lié au site Web du journal Calabash. Le commentaire portait sur le meurtre présumé d’un chauffeur commis par la police lors d’un conflit entre chauffeurs de motos-taxis. La police avait saisi le téléphone de Sesay avant de le placer en détention.
Le journaliste a ensuite été transféré au siège de la police à Freetown, puis libéré sous caution après six jours de détention.
Même après sa libération sous caution, les autorités lui ont interdit de quitter la ville, et ont insisté pour qu’il se présente à l’unité chargée de la cybercriminalité au sein du siège de la police pour y être interrogé. Il a finalement été autorisé à regagner son domicile, à Kamakwie, le 6 juin 2022.
Lors du deuxième incident, la police a arrêté et placé en détention Ibrahim Kemoh Sesay, ancien ministre des Transports et de l’Aviation, et future candidat à la présidentielle pour le parti d’opposition All People’s Congress (APC).
Un communiqué délivré par la police datant du 25 avril 2022 indiquait que le quartier général du Département des enquêtes criminelles (CID) menait une enquête sur Ibrahim Kemoh Sesay en rapport avec une vidéo devenue virale sur WhatsApp. Selon le CID, le contenu de ladite vidéo serait « du cyber harcèlement et de la cyber intimidation autrement dit (des messages d’incitation et d’insulte) à l’endroit du Président de la République de Sierra Leone ».
Le 5 mai 2022, l’ancien ministre a été traduit en justice. La gravité de l’infraction, selon une communication de la Justice, était que « Kemoh Sesay entre mars et avril 2022, s’est délibérément et à plusieurs reprises, par le biais des réseaux sociaux, plus précisément WhatsApp, dans le district de Port Loko, Chef-lieu de Bakeloko dans la province du Nord du pays, adressé directement au Président, Dr Julius Maada Bio d’une manière qu’il sait être erronée, dans le but de causer du danger, une obstruction, une insulte, une offense, une intimidation, une inimitié, une haine, une mauvaise volonté ou une anxiété inutile à Son Excellence le Président Dr Julius Maada Bio ».
L’homme politique a été placé en détention provisoire au Centre Correctionnel pour Hommes de Pademba Road, jusqu’au 9 mai 2022.
La Sierra Leone a dépénalisé la diffamation le 28 octobre 2020, suscitant ainsi l’espoir de mettre fin à l’ère des poursuites frivoles. Jusqu’à son abrogation, la loi sur l’ordre public de 1965 avait été utilisée pour harceler et persécuter les journalistes ainsi que les citoyens qui gênaient par leurs remarques publiques le gouvernement et d’autres personnes puissantes. S’exprimant lors d’une cérémonie marquant officiellement l’abrogation la loi, le président Maada Bio a déclaré : « Pendant plus d’un demi-siècle, nous avons eu un régime législatif et de gouvernance qui criminalisait le journalisme. Les gouvernements qui se sont succédé n’ont pas réussi à abolir cette loi qui menaçait les libertés civiles et avait été utilisée de manière abusive au cours d’un demi-siècle par les gouvernements successifs ».
Les poursuites engagées contre le journaliste Sorie Saio Sesay et l’homme politique Kemoh Sesay en vertu de la loi sierra-léonaise sur le crime et la cybersécurité font craindre que les autorités n’utilisent cette loi pour réduire au silence les critiques, de la même manière que la loi de 1965 sur l’ordre public a été manipulée pour cibler les voix critiques.
Dans le cas de Kemoh Sesay, les accusations de publication mensongère, d’insulte, de blessure et de provocation de la haine, de la malveillance ou de l’anxiété inutile sont les éléments classiques de la diffamation. Il semblerait donc qu’il soit poursuivi pour diffamation sous la loi de la cybercriminalité. Il est important de souligner que l’ancien ministre a fait ces déclarations en public et en personne. Cependant, la police ne l’a pas inquiété jusqu’à ce qu’une version numérique soit publiée sur les réseaux sociaux. Il semblerait donc que la police attaque Alhaji Sesay davantage pour la publication numérique que pour le contenu de son discours.
La Fondations des Médias pour l’Afrique de l’Ouest (MFWA) condamne la persécution du journaliste Sorie Saio et du politicien Kemoh Sesay par les autorités sur la base de la loi sierra-léonaise sur le crime et la cybersécurité. Nous demandons instamment aux autorités d’éviter d’utiliser la loi sur la cybercriminalité pour museler la liberté d’expression et la liberté de la presse en ligne.