Le 29 mai 2023, Asiwaju Bola Ahmed Tinubu a succédé au président Muhammadu Buhari à la tête du Nigeria. Même si le nouveau président est censé gouverner en s’inspirant largement du programme de son parti politique, le All Peoples Party, il y a un domaine dans lequel les médias et les défenseurs de la liberté de la presse espèrent que le président Bola Tinubu divergera et se distinguera positivement par rapport à son prédécesseur.
En février 2015, quelques mois avant son élection pour son premier mandat, Buhari est monté sur le podium dans une salle remplie de diplomates, de politiciens et de chefs d’entreprise à la Chatham House de Londres. Exprimant des remords pour son comportement autoritaire pendant les 20 mois de dictature militaire de 1983 à 1985, Buhari a déclaré sous les applaudissements qu’il était devenu « un démocrate converti » prêt à s’engager à mettre en place des normes démocratiques s’il remportait l’élection.
En fait, le régime précédent de Buhari en tant que chef militaire a été caractérisé par des normes non démocratiques. Il a réprimé les voix dissidentes, intimidant, harcelant et emprisonnant les critiques, notamment la légende de la musique Fela Anikulapo Kuti, dont les chansons critiquaient les dictateurs militaires et les politiciens corrompus. Buhari a également promulgué des décrets punissant les journalistes et les organes de presse qui publiaient des articles jugés offensants pour son régime. En vertu de ces décrets, plusieurs journaux ont été fermés et de nombreux journalistes ont été condamnés à des peines de prison.
Lors de la rencontre de Chatham House, Buhari a solennellement promis de promouvoir la consolidation de la démocratie au Nigeria et a garanti que la liberté de la presse ne serait en aucun cas compromise.
Malheureusement, les huit années de gouvernement civil de Buhari n’ont pas été très différentes de celles de son régime militaire, selon les observateurs de la démocratie. Son mandat a été marqué par de nombreuses atteintes à la liberté de la presse et d’expression. Le gouvernement Buhari a bafoué de manière flagrante des décisions de la justice, des journalistes ont été tués et harcelés, des médias ont été condamnés à des amendes et attaqués sous de fausses accusations, Twitter – qui permettait à de nombreux citoyens d’exprimer leur voix – a été interdit pendant des mois, et des manifestants ont été intimidés et tués.
La Fondation des médias pour l’Afrique de l’Ouest (MFWA) passe en revue certains des cas qui illustrent la répression de la liberté d’expression enregistrée sous l’administration du président sortant, à l’attention et pour l’orientation du président Tinubu.
Impunité pour les meurtres de journalistes
Dans un cas classique qui souligne l’impunité bien ancrée pour les crimes contre les journalistes, Pelumi Onifade, un étudiant journaliste de 20 ans, a été découvert mort une semaine après avoir été agressé et emporté par la Task Force de l’État de Lagos. Le corps de Pelumi Onifade, qui couvrait les manifestations #EndSARS pour le média en ligne Gboah TV le 24 octobre 2020, a été retrouvé dans une morgue à Ikorodu, Lagos. L’avocat de sa famille a déclaré que son corps présentait des blessures par balle.
Le 21 janvier 2020, Alex Ogbu, journaliste au Regent Africa Times, a été abattu lorsque la police a dispersé des musulmans chiites qui manifestaient en tirant à balles réelles à Abuja. Dans le même contexte, le 22 juillet 2019, Precious Owolabi, journaliste à Channels Television, aurait été tué par une balle de la police alors qu’il couvrait une manifestation de membres de la minorité musulmane chiite à Abuja.
Le 15 janvier 2019, Maxwell Nashan, journaliste à la Federal Radio Corporation of Nigeria (FRCN) dans l’État d’Adamawa, a été retrouvé ligoté et muselé dans un buisson, le corps tailladé à plusieurs endroits. Nashan, qui avait été enlevé à son domicile la veille, est décédé à son arrivée à l’hôpital.
En 2017, un rapport conjoint de la MFWA et de l’Union nigériane des journalistes (NUJ) a mis en évidence quatre casde journalistes nigérians tués dans des incidents distincts sans qu’aucune enquête crédible n’ait été menée pour identifier les coupables et les motifs à l’origine des attaques. Les victimes sont Ikechukwu Onubogu, caméraman à l’Anambra Broadcasting Services, Lawrence Okojie de la Nigerian Television Authority (NTA) dans l’État d’Edo, Famous Giobaro, rédacteur à Glory FM dans l’État de Bayelsa, et Abdul Ganiyu Lawal, radiodiffuseur indépendant, dans l’État d’Ekiti.
La loi répressive sur la cybercriminalité
L’utilisation de la loi nigériane sur la cybercriminalité pour réprimer le journalisme critique et le discours civique en ligne suscite également des inquiétudes depuis longtemps. Cette loi, adoptée en 2015, et censée garantir la sécurité et la confidentialité en ligne, faciliter la lutte contre le cyber fraude et stimuler l’économie numérique du pays, s’est acquis une réputation douteuse en raison de son utilisation fréquente par les autorités pour faire taire les critiques et les dissidents en ligne. Agba Jalingo, éditeur du site d’information CrossRiverWatch, est une victime emblématique de cette loi à l’élasticité grotesque.
Jalingo a été placé en détention provisoire dans une prison d’Abuja le 27 mars 2023 pour avoir publié un article jugé malveillant à l’encontre d’Elizabeth Ayade, épouse du frère cadet de Ben Ayade, alors gouverneur de l’État de Cross River, dans la partie sud du Nigeria. Le journaliste aurait commis une infraction punissable en vertu de l’article 24(1)b de la loi de 2015 sur les cybercrimes (interdiction, prévention, etc.). Il a ensuite été libéré sous caution et l’affaire est toujours en procès.
Luka Binniyat, journaliste indépendant basé à Kaduna, dans le nord-ouest du Nigeria, a également été victime de la loi sur la cybercriminalité. En novembre 2021, le journaliste a été arrêté par la police et finalement emprisonné pendant 90 jours à la suite d’un article publié un mois plus tôt par le site d’information américain The Epoch Times. Samuel Aruwan, alors commissaire à la sécurité intérieure et aux affaires intérieures de l’État de Kaduna, a demandé à la police d’arrêter Binniyat pour l’avoir mis en cause dans le rapport. Le journaliste a été libéré en février 2022 après que le tribunal lui a accordé une caution d’un million de nairas (1 300 dollars américains).
L’infamie du blasphème
Le meurtre horrible de Deborah Samuel – une étudiante de deuxième année du Shehu Shagari College of Education à Sokoto, dans le nord-ouest du Nigeria accusée de blasphème – exige qu’une enquête approfondie soit faite et que justice soit rendue à la victime.
Le 5 avril 2022, un activiste, Mubarak Bala, a été condamné à 24 ans de prison pour blasphème. Avant cette condamnation, Mubarak, qui était le président du groupe de la société civile Humanist Association of Nigeria, avait été détenu pendant deux ans pour la même accusation de blasphème.
Un tribunal de charia de l’État de Kano, dans le nord du Nigeria, a également condamné un chanteur à la peine de mort par pendaison après l’avoir reconnu coupable de blasphème à l’encontre du prophète Mahomet. Le tribunal a déclaré qu’une chanson composée par Yahaya Sharif-Aminu, 22 ans, et diffusée par la suite sur WhatsApp en mars 2020, était dégradante pour le Prophète. La chanson faisait l’éloge du fondateur de la secte musulmane Tijaniya, Cheikh Ibrahim Niasse, au point que ses détracteurs ont déclaré qu’elle projetait le Sénégalais au-dessus du prophète Mahomet. L’accusation était un acte de complaisance à l’égard des fanatiques religieux qui ont brûlé la maison familiale de Sharif-Aminu et ont exigé son assassinat.
Bien que nous défendions le respect des sensibilités religieuses des personnes et de leurs institutions et personnalités sacrées, nous déplorons les représailles extrémistes et frénétiques menées par la foule qui résultent des cas présumés de blasphème au Nigéria.
Interdiction de Twitter
Le 4 juin 2021, le gouvernement Buhari a bloqué l’accès à la plateforme de microblogging Twitter, affirmant que les activités de la plateforme étaient susceptibles de saper la pérennité du milieu des affaires au Nigéria. Curieusement, l’interdiction est intervenue deux jours après que la plateforme sociale a supprimé un tweet de Buhari parce qu’il violait les politiques en termes de business.
Buhari a tweeté qu’il traiterait les agitateurs dans « la langue qu’ils comprendront ». Le ton du tweet semblait génocidaire et a provoqué une vague de protestations sur Twitter, ce qui a incité la plateforme sociale à le supprimer. Selon les analystes, la menace du président de l’époque ressemblait à ce qui s’était passé pendant la guerre civile nigériane (1967-70), au cours de laquelle plus d’un million de personnes auraient trouvé la mort lorsque les sécessionnistes de la région sud-est du pays ont cherché à créer une nation indépendante du Biafra pour le peuple ethnique Igbo.
Pour avoir supprimé son tweet, le gouvernement a suspendu pour une durée indéterminée les activités de Twitter, qui jouait un rôle clé dans la diffusion de l’information parmi la jeunesse nigériane et amplifiait la voix des citoyens. Buhari a levé l’interdiction de Twitter en janvier 2022, après que le gouvernement a déclaré que la plateforme avait rempli les conditions requises par le Nigeria pour continuer à fonctionner.
Les décisions de la Cour n’ont toujours pas été respectées
Le gouvernement Buhari est connu pour ne pas respecter les décisions des tribunaux. Le 25 mars 2022, la Cour de justice de la CEDEAO a estimé que l’article 24 de la loi nigériane sur la cybercriminalité, qui porte notamment sur l’interdiction et la prévention, était contraire à l’article 9 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP) et à l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP). La Cour a donc ordonné au gouvernement nigérian d’aligner l’article 24 répressif de la loi sur la cybercriminalité sur les instruments susmentionnés. À la fin du mandat de Buhari, son gouvernement ne s’était toujours pas conformé à l’arrêt rendu à la suite d’une plainte déposée par une organisation non gouvernementale (SERAP).
Dans un autre cas de non-respect des décisions de justice, le gouvernement n’a toujours pas honoré un arrêt de la Cour de justice de la CEDEAO qui ordonnait le paiement d’une somme de 30 millions de nairas (39 000 USD) au journaliste Agba Jalingo à titre de compensation pour les mauvais traitements qu’il avait subis en prison à la suite de ses reportages critiques sur le gouvernement de l’État de Cross River sous la gouvernance du gouverneur de l’époque, Ben Ayade.
Arrestation arbitraire et harcèlement de journalistes
Les journalistes ont été fréquemment harcelés et arrêtés sous le gouvernement Buhari.
Parmi les nombreux exemples, citons l’arrestation de John Adenekan, directeur adjoint de la rédaction du journal en ligne Peoples Gazette, à Abuja, le 22 juillet 2022. Deux autres journalistes, Ameedat Adeyemi et Samuel Ogbu, et deux membres du personnel administratif, Grace Oke et Justina Tayani, ont également été arrêtés. Les autorités les ont libérés quelques heures plus tard après avoir cédé à la pression des groupes de défense des droits.
Les journalistes ont été arrêtés après que leur plateforme a publié un rapport détaillant comment l’agence nigériane de lutte contre la corruption a récupéré un butin de plusieurs milliards de nairas auprès d’un ancien chef d’état-major de l’armée, Tukur Buratai. L’ancien chef d’état-major aurait adressé une requête à la police, qui a procédé à l’arrestation des journalistes.
Le directeur de la rédaction de Peoples Gazette, Samuel Ogundipe, qui s’est entretenu avec la MFWA à l’époque, n’a pas été ébranlé par l’événement. Il racontant que le journal avait été confronté à plusieurs attaques visant à intimider ses journalistes depuis sa création en septembre 2020.
La MFWA a rapporté que le gouvernement Buhari avait restreint l’accès au site web de l’organe en janvier 2021 en raison d’articles critiques à l’encontre du gouvernement. En janvier 2022 également, des agents de l’Agence nationale de renseignement (NIA) ont envahi le siège du média à Abuja.
Les descentes et les arrestations de journalistes sous le gouvernement Buhari ont souvent été accueillies par une indignation nationale, car elles ont rappelé à de nombreux Nigérians l’époque sombre de la dictature militaire, pendant laquelle les journalistes étaient brutalement harcelés et des maisons de presse verrouillées.
Sanctions à l’encontre des stations de radio et de télévision
De même, la MFWA a indiqué à plusieurs reprises que des stations de radiodiffusion avaient été sanctionnées par le gouvernement Buhari pour des délits fantaisistes tels que l’octroi d’interviews à des voix dissidentes. Les chaînes privées Channels TV et Arise News figuraient parmi les cibles les plus fréquemment visées. Puis, en août 2022, la National Broadcasting Commission, l’autorité de régulation du secteur de la radiodiffusion, a révoqué les licences de 52 chaînes de télévision et stations de radio en raison d’un endettement présumé de 2,6 milliards de nairas (3,4 millions de dollars américains). Cette mesure a toutefois été annulée par la suite, la Haute Cour fédérale de Lagos ayant statué contre la décision de la NBC.
Répression des manifestants
Au mépris de la constitution nigériane qui accorde aux citoyens le droit de se réunir, les agents de sécurité de Buhari ont à plusieurs reprises réprimé les manifestants, souvent sous prétexte que les manifestations constituaient des troubles à l’ordre public.
L’un des nombreux cas est la tristement célèbre fusillade de Lekki, qui a suscité l’indignation du monde entier. L’événement a été considéré comme un drame national. Dans la nuit du 20 octobre 2020, des membres de l’armée nigériane ont ouvert le feu sur des manifestants non armés du mouvement EndSARS au péage de Lekki à Lagos, tuant au moins 12 manifestants et en blessant de nombreux autres manifestants. Des dirigeants du monde entier, dont le président américain Joe Biden, ont appelé le gouvernement nigérian à mettre fin à la « répression violente des manifestants ».
L’élection qui a porté le Président Bola Tinubu au pouvoir a été entachée par de nombreuses attaques contre les journalistes qui couvraient les élections. La MFWA recommande au nouveau dirigeant du Nigeria d’ordonner une enquête sur les attaques frénétiques contre les médias pendant les élections afin de fournir une réparation appropriée et de prendre des mesures pour empêcher que cela ne se reproduise à l’avenir.
Nous demandons instamment au Président Tinubu d’ordonner également un audit des nombreux procès SLAPP auxquels plusieurs journalistes nigérians ont été confrontés au fil des ans et d’intervenir pour qu’ils soient réglés le plus rapidement possible.
La MFWA et son organisation partenaire au Nigeria, l’International Press Centre, ainsi que la Nigeria Union of Journalists, affirment leur engagement à travailler avec le gouvernement du président Tinubu pour promouvoir la liberté de la presse et la sécurité des journalistes au Nigeria.