Comment les États d’Afrique de l’Ouest francophone instrumentalisent leur législation pour étouffer la liberté d’expression en ligne

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Sous prétexte de la lutte contre la publication de fausse information et la désinformation en ligne, de nombreux gouvernements en Afrique de l’Ouest francophone ont adopté des lois qui sont souvent évoquées pour réprimer la liberté d’expression en ligne et les droits numériques. Dans cet article, le Programme Associate, Edzodzi Kokou Ahiadou met en lumière ces dispositions de lois, les pays où ces lois ont été votées et quelques victimes de ces lois répressives.

La liberté d’expression en ligne et hors ligne est garantie dans la plupart des pays d’Afrique de l’Ouest. L’adoption de cadres juridiques sont relativement favorables dans un certain nombre de pays et démontre un effort progressif dans la promotion de la liberté d’expression en ligne.

Cependant, force est de constater l’existence d’une culture de répression croissante ces derniers temps. Une tendance aux attaques physiques, aux arrestations et détentions arbitraires a également été observée.

Avec la croissance de la pénétration de l’internet et l’utilisation massive des médias sociaux, plusieurs gouvernements ont modifié les lois existantes, tandis que certains en ont adopté de nouvelles, à l’instar des lois sur la cybersécurité ou la cybercriminalité, qui peuvent servir d’outils pour étouffer la liberté d’expression. Dans plusieurs cas, ces nouvelles lois ont été évoquées et interprétées pour cibler et étouffer les critiques et les dissidents des gouvernements dans les pays de la région Ouest-Africaine.

Bien que les délits de presse et la diffamation aient été dépénalisés par les codes de la presse dans de nombreux pays, les nouvelles préoccupations concernant les fausses informations et leur publication ont conduit à l’adoption de lois en la matière, souvent assorties de dispositions vagues qui sont exploitées pour harceler les organes de presse critiques et les journalistes publiant en ligne, notamment sur les médias sociaux. En outre, lorsque des critiques et des dissidents du gouvernement ou des personnes influentes sont visés, les lois sont interprétées en fonction de l’agenda individuel et politique.

Cet article présente certains des principaux cadres juridiques adoptés qui sont considérés comme préjudiciables à la liberté d’expression, en particulier pour la publication en ligne et sur les médias sociaux dans sept pays d’Afrique occidentale francophone. L’article explique également en détail la manière dont ces législations ont été utilisées pour réprimer les dissidents des gouvernements et les voix critiques.

Le code du numérique du Benin a été adopté en 2018 sous le régime du Président Talon

Bénin

La liberté d’expression, en ligne et hors ligne, est garantie par l’article 23 de la Constitution béninoise. Quant à l’article 14, il confère à la HAAC, l’organe de régulation des médias, le pouvoir de réglementer le paysage médiatique en ligne et hors ligne. Dans la plupart des cas, cette institution publique, est perçu comme une branche répressive à la solde de l’État, et s’en prend aux maisons de presse et aux journalistes qui ont le franc-parler. Par exemple, en 2020, la HAAC a menacé de fermer plusieurs organes de presse en ligne. Il a fallu l’indignation de la communauté des médias pour que le régulateur revienne sur sa décision.

Le code du numérique du Bénin a été adopté en 2018 sous le régime du président Talon. Tout aussi inquiétant que d’autres dispositions aux velléités répressives, le Code du Numérique est largement dénoncé comme étant hostile à la liberté d’expression en ligne.  L’article 550, paragraphe 3, de ladite loi punit la diffusion de fausses informations d’une peine pouvant aller jusqu’à six mois d’emprisonnement ferme. Plusieurs journalistes et militants politiques ont été arrêtés, poursuivis et condamnés et jetés en prison dans le pays sur la base de cette loi. Par exemple, les journalistes Ignace Sossou, Casimir Kpédjo, Donatien Djéglé et l’activiste Jean Kpoton, ont été arrêtés et traduits en justice en vertu du Code du numérique.

Burkina Faso

L’article 8 de la Constitution de 1991 du Burkina Faso garantit et protège la liberté d’expression en ligne et hors ligne pour toutes les personnes, indépendamment du canal médiatique. En dehors des dispositions constitutionnelles, il existe la loi n°058-2015/CNT qui réglemente la presse en ligne, et l’ordonnance (n°086-2015/CNT), qui sert de cadre juridique à la presse en ligne dans le pays. Ces lois sont généralement considérées comme progressistes et protectrices des médias et de la liberté d’expression.

En outre, d’autres cadres juridiques réglementent les communications électroniques ou numériques et cherchent à consacrer la liberté d’expression, l’accès à l’information en ligne et hors ligne. Le pays a adopté une loi (loi n.010-2004/AN) qui protège la vie privée et les données personnelles.

Cependant, avec la montée du terrorisme auquel fait face le Burkina Faso, tout comme les autres pays de la région du Sahel, le pays a récemment révisé le code pénal en imposant certaines restrictions et contrôles sur la libre publication des informations. Ces restrictions constituent une menace pour la liberté d’expression et limitent l’indépendance des médias et de la presse.

Deux lois modifiées ont le code pénal. Il s’agit de la loi n°025-2018/AN 31 mai 2018 du code pénal du Burkina Faso et de l’acte modificatif, la loi n°044-2019/AN. Ces lois réglementent la publication d’informations sur les opérations militaires liées aux attaques des terroristes.  Elles remettent en cause sans doute, les acquis en termes de dépénalisation des délits de presse. La nouvelle modification du code pénal criminalise les délits de presse, et impose des sanctions pénales. Ce qui un revers. Cette disposition est assortie d’amendes pouvant aller jusqu’à 10 millions de francs CFA (1 7980 USD) pour toute publication, le biais de quelque support que ce soit, susceptible de porter atteinte à la « sécurité de l’Etat ».

Aussi, la loi exhorte les médias et les journalistes à obtenir une autorisation avant toute publication et donne tout pouvoir aux autorités pour réprimer ou bloquer les publications en ligne sur l’armée. En 2018, Naim Toure, un activiste des réseaux sociaux, a été arrêté et condamné à la prison pour avoir critiqué les forces de sécurité.

Côte d’Ivoire

La liberté d’expression en ligne est garantie par les articles 18, 19 et 20 de la Constitution de 2016. Bien que le délit de presse soit dépénalisé par la loi n°2017-868, celle-ci impose de lourdes amendes aux médias et aux journalistes reconnus coupables de diffamation, de publication de fausses informations, etc. en ligne ou dans les médias traditionnels.

L’amende varie entre 8 500 USD et 17 000 USD. Plusieurs maisons de presse et journalistes ont été condamnés à payer des amendes, compromettant ainsi sérieusement la viabilité des médias.

Par ailleurs, le délit d’insulte au Président est sévèrement puni par le code pénal. La sanction peut aller jusqu’à 2 ans d’emprisonnement, avec une amende pouvant aller jusqu’à 3 millions de CFA (5 740 $US). Par exemple, en 2018, Eddie Armel Kouassi, un étudiant, a été traduit en justice pour avoir prétendument posté un article mettant en doute la nationalité du président Alassane Ouattara et de Fabrice Sawegnon, une personne influente.

La disposition relative au délit d’insulte au Président est extrêmement vague, élastique et susceptible d’interprétations larges. Elle réduit au silence les médias critiques concernant certaines publications sur le Président.

En 2013, la Côte d’Ivoire a adopté une loi sur la cybercriminalité (loi 2013-451, relative à la lutte contre la cybercriminalité). Cette loi punit de peine de prison, pouvant atteindre vingt ans, et d’une amende allant jusqu’à 185 163 USD les auteurs de cybercrimes, y compris les délits de presse commis en ligne. Si l’adoption d’une loi sur la cybersécurité est louable pour lutter contre les crimes dans le cyberespace, elle constitue une menace potentielle car elle peut être invoquée arbitrairement par un gouvernement répressif pour réprimer la dissidence et les opposants lorsqu’il en vient à la publication de contenus critiques en ligne.

Guinée

Comme la plupart des pays d’Afrique de l’Ouest, la Guinée garantit à ses citoyens la liberté d’expression en ligne et hors ligne. Cependant, il existe d’autres cadres réglementant les télécommunications, l’internet et les questions liées à la communication.  Il n’existe pas de loi spécifique régissant l’internet et les médias sociaux. En revanche, le code de la presse, L/2010/02/CNT, réglemente le travail des journalistes et des médias, tant en ligne qu’hors ligne, et dépénalise les délits de presse.

Les autorités invoquent souvent la loi sur la cybersécurité (N. L/2016/037/AN) pour réprimer la liberté d’expression en ligne.  Les articles 32 et 33 de la loi sur la cybersécurité sont souvent étendus à la « sécurité de l’État » et de « l’ordre public », ce qui fournit un prétexte pour harceler, arrêter, détenir, poursuivre et emprisonner des journalistes.

Ainsi, Algassinou Diallo, un journaliste travaillant pour la radio privée Lynx FM, a fait l’objet d’un harcèlement judiciaire sur la base des articles précités en 2019. Le journaliste avait accordé une interview téléphonique à la radio à Madame Sanoh Dossou Condé, farouche critique et dissidente du gouvernement.

De même, plusieurs journalistes et militants des médias sociaux ont été arrêtés sur la base des dispositions de la loi sur la cybersécurité à cause de leurs publications critiques contre la tentative du président Condé de briguer un troisième mandat. Oumar Sylla, un dirigeant du FNDC, un mouvement de protestation politique, a été arrêté et condamné à la prison en avril 2020, pour publication de fausses informations.

Le 27 octobre 2020, Mamadi Condé, sympathisant et activiste du parti d’opposition sur les médias sociaux, a été arrêté par les forces de sécurité. Il était accusé d’atteinte à la sécurité de l’État, d’incitation à la violence, d’incitation à la destruction de biens publics à travers ses publications sur les médias sociaux.

Mali

L’espace numérique est réglementé par plusieurs textes au Mali. Concernant les médias et la liberté d’expression en ligne, la Constitution garantit en son article 7 la liberté pour tous.

Outre la disposition constitutionnelle sur la liberté d’expression, d’autres lois régissent l’espace médiatique en ligne et hors ligne, à savoir la loi n° 00-046/AN-RM du 7 juillet 2000 portant régime de la presse et délit, la loi n°2012-019/ relative aux services privés de communication audiovisuelle.

Cependant, la loi n° 00-046/AN-RM est la plus importante par rapport à la disposition répressive des cadres juridiques de 1988 et 1992. Mais elle laisse encore beaucoup à désirer. En effet, la loi ne dépénalise pas les délits de presse. Plusieurs journalistes ont été arrêtés et condamnés à la prison pour leurs publications en ligne et sur Internet.

L’article 4 de cette loi contient des dispositions qui peuvent être interprétées pour réprimer des critiques féroces et des dissidents sous couvert de sauvegarde de l’ordre public, la sécurité ou l’unité nationale. En effet, l’article 4 stipule que : « Nul ne peut utiliser les médias audiovisuels pour inciter à la haine, à la violence, porter atteinte à l’intégrité du territoire ou compromettre la concorde et l’unité nationales ».

Par ailleurs, d’autres cadres juridiques régissent le cyberespace.  Il s’agit de la loi n° 2019-056 relative à la répression de la cybercriminalité, de la loi n° 2013-015 du 21 mai 2013 relative à la protection des données personnelles, et d’une troisième, la loi n° 2016-011 du 6 mai 2016 relative aux règles applicables aux moyens, méthodes, prestations et systèmes de cryptologie.

Les articles 74 et 78 sont susceptibles de porter atteinte à la vie privée et à la protection des données personnelles. D’autres articles comme les 83, 84, 85 et 86 autorisent la surveillance et l’interception des télécommunications. Tout cela signifie que l’invocation, l’interprétation et l’application de ces articles peuvent être manipulées par un gouvernement mal intentionné et répressif. De manière variable, ces dispositions peuvent être invoquées pour cibler des opposants ou des dissidents critiques sous couvert de la sécurité de l’État, ou l’impulsion d’une personnalité influente pour réprimer la liberté d’expression.

Par exemple, le journaliste Ibrahim Adiawiakoye fut arrêté le 18 septembre 2020. Des agents de la police judiciaire ont fait une descente dans les locaux du journal en ligne Mali Scoop. Sans présenter un mandat de fouille ni de convocation, ils ont arrêté le journaliste sur plainte de l’ancien ministre, Harouna Touré, suite à un article publié par le média en ligne.

Niger

La Constitution actuelle du Niger, dans son article 30, protège et garantit la liberté d’expression. En plus de la constitution, il existe plusieurs autres cadres qui régissent la communication électronique et les questions liées à la liberté d’expression, la liberté des médias en ligne et hors ligne dans le pays.

L’adoption de l’ordonnance N° 2010-35 du 04 Juin 2010, relative au régime de la liberté d’expression a été considérée comme une étape majeure. Cette loi dépénalise les délits de presse. Cependant, plusieurs journalistes ont été arrêtés pour leurs publications sur les médias sociaux, en vertu du code civil ou de la loi sur la cybersécurité.

Comme au Mali, la loi nigérienne sur la cybersécurité porte atteinte à la vie privée et empêche la liberté en ligne. Des articles 27 à 32 de la loi sur la cybercriminalité (LOI N°2019-33 du 03 juillet 2019), est énumérée une série d’infractions, parmi lesquelles se trouvent la diffamation et la publication de fausses informations.

La loi prévoit jusqu’à 3 ans d’emprisonnement et des amendes pouvant aller jusqu’à 8000 $ US.

Plusieurs journalistes et autres citoyens ont été victimes de cette loi répressive. Par exemple, les journalistes Samira Sabou, Kaka Touda, Ali Souman ont fait les frais de cette loi sur la cybercriminalité.

En outre, des personnes et des militants tels qu’Amina Maiga, qui travaille dans un tribunal de district à Niamey, et Mahaman Lawai Nassourou et Garba Dan Saley Laouali ont été persécutés sur la base de la loi sur la cybercriminalité pour avoir partagé ou publié sur les médias sociaux des articles jugés hostiles aux autorités.

Togo

Les articles 25 et 26 de la Constitution constituent le fondement de la liberté d’expression et de la liberté de la presse au Togo, tout comme dans les six pays étudiés dans cette analyse. En outre, d’autres lois et cadres viennent étayer la Constitution avec des droits et réglementations spécifiques au secteur. Le code de la presse (loi n. 2020-001 du 7 Janvier 2020) garantit également la liberté de la presse en ligne et hors ligne. Le délit de presse est également dépénalisé. Il n’existe pas de loi spécifique régissant les journaux en ligne.

Cependant, il existe un code pénal dont l’article 498 est considéré comme répressif. Son application est susceptible de porter atteinte à la liberté tant en ligne que hors ligne. En vertu de cet article, un journaliste ou toute personne accusée de publication ou de diffusion de fausses informations peut être poursuivi et condamné à une peine allant de six à deux ans d’emprisonnement, assortie d’une amende de 500 000 FCFA (894 $ US) à 2 000 000 FCA (3 575 $ US).

De même, l’article 25 de la loi sur la cybersécurité (loi n° 2018 – 026 du 07/12/18) constitue une menace pour la liberté d’expression. Il prévoit des peines de prison allant d’un mois à trois ans, ainsi que des amendes d’un million (1 787 $ US) à trois millions de francs CFA (5 362 $ US) pour toute personne reconnue coupable de fausses publications par le biais d’un système numérique.

L’article 498 du code pénal et l’article 25 des lois sur la cybersécurité peuvent être interprétés abusivement pour cibler toute publication critique sous prétexte de lutte contre les fausses informations et la désinformation.

Récemment, un tribunal a condamné Ferdinand Ayite, journaliste d’investigation et rédacteur en chef du journal Alternative, à payer une amende de plus de 7000 dollars américains à titre d’amende pour diffamation car il avait dénoncé une affaire de corruption impliquant des figures haut placées dans le scandale du secteur pétrolier au Togo.

Conclusion & Recommandations :

Au vu des dispositions constitutionnelles et des lois spécifiques sur la presse, les télécommunications, la liberté d’expression, il apparait que de nombreux pays dans la sous-région de l’Afrique de l’Ouest, en particulier en Afrique francophone ont décriminalisé les délits de presse avec l’avènement du règne démocratique et du régime de multipartisme.

Cependant, ces avancées sont progressivement remises en cause avec des lois liberticides sous prétexte de la lutte contre la cybercriminalité, qui est certes, indispensable, mais ne doit pas cibler les acquis démocratiques, dont la liberté de la presse et d’expression et la jouissance des droits civils et politiques. Par conséquent, ces quelques recommandations sont formulées pour faire avancer et protéger les acquis des libertés de la parole, de l’accès à l’information et de la libre expression :

  • Que les Etats garantissent en tout temps la liberté d’expression et de la presse, tant en ligne que hors ligne, car indispensable à la participation citoyenne à la gestion de la chose publique
  • Que les forces de l’ordre respectent les droits des médias, des journalistes et de toute personne à l’accès à l’information et la liberté d’expression et s’abstenir des arrestations, détentions et brutalités sur les personnes exerçant leurs droits civiles et politiques
  • Que les tribunaux et les cours de justice assurent la protection des droits à la liberté de la presse et d’expression tant en ligne que hors ligne, en se désistant de l’interprétation abusive des textes de lois répressives
  • Que les parlements veuillent à adopter des lois sur la cybersécurité sans toutefois remettre en cause les efforts progressistes et protecteurs des libertés fondamentales, de la liberté de la presse, d’expression, et des droits civils et politiques sur internet et les réseaux sociaux.
  • Que toutes personnes fassent usage de l’internet et des réseaux sociaux de façon responsable.